Il existe des expressions qui traversent les siècles avec une constance troublante. "Adorer le veau d'or" fait partie de ces formules qui, depuis 1170, accompagnent les Français dans leur rapport complexe à l'argent. Une métaphore biblique devenue l'instrument privilégié de notre critique sociale, qui nous en dit autant sur nous-mêmes que sur nos époques successives.
L'histoire d'une trahison fondatrice
L'origine remonte à l'un des épisodes les plus dramatiques de l'Ancien Testament. Moïse tarde à redescendre du mont Sinaï, le peuple hébreu s'impatiente. Dans cette attente angoissée, les Hébreux demandent à Aaron de leur fabriquer une idole visible. Ils fondent leurs bijoux d'or pour créer un taureau – symbole de puissance divine – que le texte biblique nomme ironiquement "veau", transformant la majesté en ridicule.
Cette scène de défection spirituelle trouve son ancrage français grâce à la traduction de Lemaistre de Sacy au XVIIe siècle. Emprisonné à la Bastille entre 1666 et 1668, Sacy forge dans sa cellule la formulation "veau d'or" qui marquera profondément notre culture classique. Sa "Bible de Port-Royal" influence Hugo, Balzac, Rimbaud, diffusant l'expression bien au-delà des cercles religieux.
Quand la métaphore devient miroir social.
Nos ancêtres du XIIe siècle utilisaient encore l'expression dans son sens biblique strict. Mais déjà au XVIe siècle, une transformation s'amorce. L'expression glisse vers la satire sociale, désignant d'abord l'oisiveté et la vanité, puis – rupture décisive à la fin du XVIIe siècle – "l'homme qui n'a pas d'autre mérite que sa richesse".
Cette évolution sémantique épouse remarquablement les mutations de la société française. Critique des nouveaux riches sous l'Ancien Régime, dénonciation du capitalisme industriel au XIXe siècle, analyse de la financiarisation contemporaine : chaque époque réinvente l'expression pour exprimer ses propres inquiétudes face aux excès matérialistes.
Victor Hugo l'utilise comme arme de guerre littéraire dans "Le Satyre" : "On adore, ô veau d'or ! ton front audacieux ; / Tout est prostitué, le poète et la muse." Balzac en fait un instrument d'analyse sociologique, décrivant ses personnages contraints de "baiser la patte fourchue du Veau d'or". Zola transforme l'expression en scalpel pour disséquer "l'activité fiévreuse" de la spéculation financière.
L'art français face à l'idole
L'iconographie française du veau d'or révèle cette même évolution. Nicolas Poussin réalise en 1633-1634 sa magistrale "Adoration du veau d'or", composition classique où Moïse brise les Tables de la Loi face à la foule idolâtre. Trois siècles plus tard, Théophile-Alexandre Steinlen détourne la référence biblique pour critiquer la Belle Époque, transformant le veau d'or en symbole de l'idolâtrie capitaliste.
Cette tradition satirique, de Charles Philipon à Charlie Hebdo, illustre la persistance de cette métaphore dans notre critique politique. L'expression devient un marqueur d'identité culturelle spécifiquement français, nourri par l'influence du catholicisme, l'héritage révolutionnaire et notre tradition intellectuelle critique.
Le paradoxe français contemporain
Aujourd'hui, l'expression conserve une force rhétorique exceptionnelle. Serge Latouche l'utilise pour analyser comment l'économie devient une religion moderne. La presse française y recourt massivement pour critiquer la "dictature de l'argent" et les "filounanciers". Des plateformes comme AgoraVox aux analyses économiques spécialisées, la métaphore demeure notre instrument privilégié de dénonciation.
Cette persistance révèle un paradoxe fascinant : 76% des Français trouvent normal de vouloir gagner plus d'argent, mais 78% considèrent qu'il est mal perçu d'être riche. Cette ambivalence trouve dans la métaphore du veau d'or son expression parfaite, permettant de critiquer le matérialisme tout en préservant une distance morale confortable.
Réflexion sur notre rapport à l'argent
L'expression "adorer le veau d'or" nous révèle peut-être quelque chose d'essentiel sur l'âme française. Contrairement à d'autres cultures où la richesse peut être célébrée ouvertement, nous avons développé depuis neuf siècles un langage sophistiqué pour exprimer notre méfiance face aux excès matérialistes.
Cette métaphore millénaire conserve sa force évocatrice précisément parce qu'elle puise dans un récit fondateur qui interroge de manière intemporelle le rapport de l'homme à ses idoles. Qu'elles soient religieuses au XIIe siècle, sociales au XVIIe, industrielles au XIXe ou financières au XXIe, nos idoles changent mais notre besoin de les nommer et de les critiquer demeure.
Dans une époque où la financiarisation redessine nos sociétés, l'expression retrouve une actualité saisissante. Elle nous rappelle que derrière chaque critique de l'argent se cache une interrogation plus profonde sur nos valeurs collectives et notre capacité à résister aux fascinations qui nous éloignent de l'essentiel.
Cette expression traverse les siècles en se transformant, conservant sa pertinence critique dans une société en constante évolution. Elle témoigne de la vitalité de notre tradition culturelle dans l'analyse des enjeux contemporains.